Mayday a rencontré Marc Santoni, Avocat Associé chez Santoni & Associés, et Laurent Assaya, Avocat Associé chez Vivien & Associés, tous deux rompus aux opérations dites de lenders led (prise de contrôle du capital d’une société par un créancier). Dix ans après la première prise de contrôle d’une entreprise par un prêteur expérimentée dans le dossier Retif, les opérations de lenders led se sont enchainées, avec les dossiers Saur, Parkéon, Terreal, Fransbonhomme (2013), JOA, Vivarte, Alma, 5 à SEC (2014), Courtepaille, Genoyer (2015), Solocal, CGG, Camaïeu, et très récemment encore, avec le dossier IKKS en 2019. Entre avantages et inconvénients, riches de cette décennie d’expérience, Marc Santoni et Laurent Assaya proposent de faire le point sur ces opérations.
Mayday : Dans une opération de lenders led, l’une des premières questions qui se pose est celle de la valeur, du quantum de conversion et du moment. Quand doit-on considérer qu’il faut convertir la dette ?
Marc Santoni : Le premier critère incitant à évoquer une conversion est révélé par une valorisation de l’entreprise déconnectée du montant des dettes. On parle alors d’actionnaire ou de dette junior qui ne sont plus « dans la money ». L’utilisation des méthodes de calcul en fonction de multiples et de l’endettement net apporte une réponse facile ; c’est d’ailleurs cette méthode qu’utilisent généralement les CAC pour calculer les provisions à passer sur les titres des sociétés holdings.
Le deuxième critère est plus proche du cash flow dégagé par l’entreprise quand celle-ci est incapable de servir l’intérêt et d’amortir le principal, cela signifie qu’au mieux la dette en question ne pourra être valorisée qu’à travers une cession future de l’entreprise, la dette rejoint alors les caractéristiques d’une action.
L’analyse du Commissaire aux Comptes (CAC), qui demande des provisions en fonction du risque de dépréciation des titres, et les informations du marché, sont deux indicateurs déterminants dans une opération de debt to equity swap. Le principe est ensuite le suivant : tout ce qui n’est pas dans la valeur, ne peut pas être dans la dette et doit être converti en capital. Cette approche comptable donne une légitimité aux conversions de créances. Dans ce contexte, le premier avantage des opérations de lenders led est que cela rend plus liquide le marché de la dette distress. Cela permet d’une part de fixer une valeur, d’avoir un curseur, et d’autre part, comme nous avons un marché, de changer d’acteurs.
Mayday : A part le dossier Saur, qui est tout à fait exceptionnel, qui sont les prêteurs qui acceptent de convertir leur créance au capital et pourquoi les banques françaises sont-elles si frileuses à mettre en place cette typologie d’opération ?
MS : Les banques françaises de détail sont intéressées par la cession de leur créance. Mise à part l’aspect cash, elles y voient 3 avantages : les établissements financiers français acceptent en cession des décotes qu’ils ne veulent pas afficher par abandon de créances ; et ils ont par ailleurs des contraintes liées à l’obligation de consolidation dans leurs comptes des actions qu’ils détiendraient. Enfin, ils ont un problème d’ordre social, car ils ne souhaitent pas être associés à des plans sociaux qui peuvent impacter l’emploi de certains de leurs propres clients … Pour ces raisons, même s’il y a l’exception notable du dossier Saur, les banquiers traditionnels préfèreront céder leurs positions. Dans ce cas, les acheteurs sont principalement des investisseurs anglo-saxons.
Laurent Assaya : Dans cette typologie d’opérations, les acteurs sont souvent des fonds qui sont spécialisés dans le rachat de dettes primaires sur le marché secondaire. Ils savent mettre en place les bonnes équipes pour gérer leurs créances. Ils savent prendre des décisions et peuvent, si besoin, convertir leurs créances en capital. Il est très compliqué de demander à une banque de détail, qui a des milliers de clients, de prendre ces décisions, de la même manière qu’il peut être compliqué de demander aux acteurs du passé de régler les problèmes du futur. C’est pour cela aussi que l’on a besoin que de nouveaux acteurs entrent en jeu.
Mayday : Est-ce que ces acteurs achètent la dette pour convertir ? Autrement dit, l’achat de dette est-il devenu un mode d’acquisition comme un autre d’une entreprise ?
LA : Pas vraiment. Au moment où ils achètent la dette, ils ne savent pas quelle direction le dossier va prendre. Mais ils sont opportunistes, s’ils doivent convertir ils savent le faire, ils sont équipés pour.
MS : Concernant le loan to own, c’est une stratégie utilisée par certains acteurs qui représentent un segment particulier des investisseurs en dette. C’est une technique anglo-saxonne très répandue outre-manche. C’est moins le cas en France, car la conversion non consensuelle conduit à traiter un état de cessation des paiements en raison de la nécessaire accélération de la dette.
Aussi, ces conversions se font essentiellement dans le cadre de procédures préventives.
Il ne faut pas diaboliser ces acteurs. En effet, un autre avantage de ces opérations qu’il faut avoir à l’esprit est que ces nouveaux entrants ont la capacité d’apporter de la new money pour le retournement d’une entreprise. Ils ont une puissance de feu pour apporter du cash qu’on trouve peu en France. Ce fut encore le cas, très récemment dans le dossier IKKS, mais également précédemment dans les dossiers JOA, Vivarte I, Alma, 5 è Sec, Parkéon, ou encore dans Camaïeu.
Mayday : Lors de la conversion d’une créance en capital, se pose un problème technique du fait du décalage entre la valeur du nominal et la valeur réelle de la créance. Que répondez-vous à un administrateur judiciaire qui impose à votre client un pourcentage de vote proportionnel à la valeur d’achat de sa créance et non pas à sa valeur nominale ?
MS : Interpréter le texte actuel en donnant le pouvoir à l’administrateur d’évaluer une créance est un peu hardi « calculer des voix ne signifie pas encore les déterminer ».
LA : Il faut aussi revenir au code civil et au principe de nominalisme monétaire. Le code civil invite à prendre en compte la valeur nominale de la créance, plus que sa valeur réelle qui est fluctuante et finalement discutable.
Mayday : Les lenders led apportent donc de la liquidité et peuvent être à même d’apporter de la new money. Cela résout le problème des banques françaises traditionnelles qui veulent sortir. Pourriez-vous nous présenter les principaux inconvénients que sous-tendent ces opérations ?
MS : Le premier c’est qu’il est parfois difficile d’aligner des créanciers ayant un prix de revient très différent. Que vous soyez au capital ou en dette, ce qui intéresse les investisseurs c’est combien ils vont gagner. Peu importe que cela se fasse par un remboursement de leurs dettes ou une plus-value de cession. En revanche, comptablement ce n’est pas traité de la même manière et là il peut y avoir des divergences importantes. Il y a encore dans l’esprit des investisseurs un adage largement entendu en 2008 : « Tant que je n’ai pas vendu, je n’ai pas perdu … ».
Le deuxième inconvénient est que certains fonds ont plus des profils de traders que d’actionnaires/administrateurs. Cela soulève des défis liés à la gouvernance d’une entreprise, car on ne sait pas si l’actionnaire sera encore là le lendemain matin. Ce n’est pas une entreprise cotée, mais c’est presque pire.
LA : Je suis d’accord, mais il faut rappeler que si vous n’avez pas de trader, vous n’avez pas de liquidités. Or, on l’a vu, avoir une liquidité du marché de la dette distress apporte des solutions nouvelles aux entreprises et favorise également le marché de la dette primaire en amont.
MS : Sur la question de la gouvernance, il y a un troisième inconvénient qui est l’appel aux administrateurs indépendants. Cela vient du fait que certains refusent toute responsabilité liée à leur position d’administrateur. Ils veulent un degré de risque de zéro et, s’ils ne veulent pas être au board, ils voudront toujours garder un œil sur la conduite des affaires. Dans ce cas, ils nomment un administrateur indépendant et se font nommer censeur pour conserver l’accès à l’information. On se retrouve avec des boards surréalistes, avec des administrateurs qui n’ont pas mis 1 euro dans l’entreprise qui prennent des décisions et des censeurs qui contrôlent tout.
Mayday : Vous évoquez souvent les prêteurs anglo-saxons rompus aux opérations de lenders led. Pourquoi les acteurs français sont-ils si absents ?
MS : Le marché français du restructuring est très erratique. Vous pouvez gagner beaucoup et perdre autant. A mon sens, il faut disposer de gros capitaux et ne pas voir peur de faire de gros TRI sur certains dossiers, pour compenser d’importantes pertes sur d’autres.
LA : Londres est historiquement une place financière très puissante qui rayonne bien au-delà de ses frontières.
Mayday : Après 10 ans, entre avantages et inconvénients, la balance penche de quel côté ?
MS : Une fois que l’on a dit tout cela, à mon sens la balance est dans les avantages, même si certains dossiers mettent en évidence que le calendrier de certains investisseurs, notamment en terme de sortie, est parfois non aligné avec celui de l’entreprise.
LA : Oui à condition qu’il y ait tous les garde fous que l’on vient d’évoquer. Si vous n’avez pas de liquidités de marché, alors vous avez des champions nationaux, qui deviennent des champions régionaux, puis des champions locaux. Il faut pouvoir changer un management, changer une structure actionnariale, lorsque l’équipe en place n’est plus la bonne. Au-delà du lenders led, les banques permettent parfois de changer l’actionnaire en place pour promouvoir un nouvel actionnaire. C’est aussi une solution de sortie qui peut être totalement acceptable.
En revanche, il faut rappeler que tous les dossiers ne s’y prêtent pas. Il est beaucoup plus compliqué de mettre en œuvre un lenders led dans une entreprise à actionnariat familial par exemple. Il faut préparer les lenders led en amont dans le cadre de procédures amiables, sinon c’est trop compliqué. Il est aussi important d’avoir des acteurs spécialisés pour accompagner les bonnes décisions.
Parfois les discussions amiables se crispent inutilement. C’est par exemple le cas, lorsque vous êtes détenteurs de Credit Defaut Swap (CDS) qui est perçu comme l’instrument du diable. On oublie très souvent qu’on peut le dénouer en cash et/ou en nature.
Mayday : Oui mais à partir du moment où l’on est assuré contre le risque de défaillance du débiteur, notre position dans la négociation n’est pas la même ?
LA : Oui, mais il n’est pas légitime, à cause du fait que l’on soit assuré, que l’on ne puisse plus participer à la vie sociale. Globalement, tout ce qui relève de la liquidité, dont les CDS font partie, a un intérêt.
Propos recueillis par Cyprien de Girval